retour au journal du maquis

Distribution des Prix du Concours de la Résistance (octobre 1964)



Vous parler des Maquis, avec un grand M, de leur organisation, et de leur formation, comme notre Présidente me l’a demandé, est difficile.

Vingt ans ont passé depuis cette époque et ce qui fut notre vie quotidienne, notre histoire de chaque instant est devenue l’histoire, - celle que vous apprenez dans les manuels scolaires, - ou celle que prennent pour toile de fond romans ou émissions télévisées.

Mais 20 ans ce n’est pas grand chose pour l’histoire, et l’ensemble des événements est encore trop proche pour qu’on en ait décanté l’essentiel et les grandes idées directrices.

Les Maquis se sont formés dans des conditions particulières à chaque région, dans la même région particulières à chaque mouvement de résistance et essayer d’en tirer une synthèse en parlant des maquis en général est encore une entreprise hasardeuse.

D’ailleurs on ne parle correctement que de ce que l’on connaît bien et je vais simplement essayer de vous donner une idée de ce que fut notre vie à nous, maquis du Haut Var.

D’abord formation. Il existait déjà des groupes épars en 1943 mais c’est dans les premiers jours de 44 qu’en accord avec mon ami Picoche, responsable départemental pour les Maquis, il fut décidé que je prendrais le commandement d’un maquis qui s’organiserait sous forme militaire. Ma formation de lieutenant de réserve ayant combattu en montagne en 39-40 me facilitant cette organisation.

Février 44. J’ai rendez vous à Draguignan avec un guide, petit train jusqu’à Fayence, arrivée à la nuit, et marche d’une douzaine de km jusqu’à la ferme abandonnée, isolée entre Fayence et Mons où je trouve l’embryon du maquis déjà constitué, fort d’une vingtaine d’hommes.

Ces hommes: très différents les uns des autres, âge, milieu, profession, régions d’origine. Mon adjoint, 45 ans, est un “dur” dans le vrai sens du mot, 4 ou 5 hommes aux environs de la trentaine, les autres des gosses de 20 à 22 ans, classe 44 ne voulant pas être ramassés par les Allemands ou la Milice pour le Service de travail, - et le plus jeune a 17 ans.

Origine: Paris, Marseille, Toulon, Hyères et Haut Var. Paysans du Haut Var, ouvriers de l’arsenal, étudiants parisiens et marseillais, un ingénieur, un pharmacien.

Pourquoi sont-ils au maquis? Soit parce que recherchés par la Gestapo ou la Milice pour résistance, soit, pour deux d’entre eux, évadés après avoir été arrêtés, soit enfin comme je le disais tout à l’heure pour ne pas aller travailler au service de l’ennemi, et pour tous, combattre pour la libération du pays.

Vingt hommes en février, 40 en avril, 80 en juin-juillet, 70 pour participer enfin le 15 août aux premiers combats de la Libération aux côtés des Américains d’abord, aux côtés de la 1ère DFL, la 1ère Division Française Libre ensuite.

Mais les difficultés ne sont proportionnelles ni au nombre ni même à l’intensité des combats et c’est de cet aspect de notre vie que je voudrais surtout vous parler.

Il n’est pas difficile d’être courageux un moment, il est facile d’accomplir de temps en temps des actions que les spectateurs appellent des actions d’éclat, - il est souvent bien plus difficile de vivre, de simplement vivre avec les soucis quotidiens, les problèmes de chaque jour.

Lorsque je suis arrivé en février, nous avions 3 mitraillettes et un Mauser, 4 armes pour 20 hommes. Et j’ai pris entièrement, totalement, ce jour là, la responsabilité de la vie de ces 20 hommes. C’est une lourde responsabilité lorsque vous avez 4 armes pour combattre, pour combattre un ennemi dont on sait n’avoir à attendre aucune merci. Un soldat de l’armée sait qu’il peut être prisonnier, un maquisard savait parfaitement que ne l’attendaient que tortures et mort. Tous les gars du maquis avaient librement et entièrement accepté le risque.

Récupération d’un parachutage, coup de main sur un dépôt, lorsque le problème armement semble résolu, c’est celui du ravitaillement qui se pose de façon angoissante. Presqu’encerclés par 2000 Allemands au plateau de Canjuers, nous arrivons à nous glisser sans perte d’hommes ni d’armes, mais toutes voies de ravitaillement coupées, pendant plusieurs jours (et 80 hommes à faire manger! …), nous n’arrivons à nous en sortir que grâce à l’aide admirable de quelques paysans du Haut Var.

Même des problèmes qui pouvaient sembler mineurs prennent des dimensions inattendues, et je vous jure qu’il n’est pas facile d’exiger un effort d’un fumeur qui n’a plus senti l’odeur du tabac depuis 8 ou 15 jours, … et cela nous est arrivé plus d’une fois.

J’ai employé le mot “exiger”. Comment exiger? Comment imposer une discipline?
Un officier dans l’armée dispose de nombreux arguments pour appuyer ses ordres, et un soldat qui déserterait sait à quoi il s’expose. Il n’y a ni prison ni punitions au maquis, et un maquisard qui déserterait serait au contraire récompensé s’il voulait bien dénoncer le maquis d’où il vient.

Convaincre pour se faire obéir, entraîner derrière soi plutôt qu’ordonner, c’est un drôle d’effort comme celui de maintenir le moral même quand le “débarquement” promis pour mai, pour juin, pour juillet, … n’est toujours pas arrivé.

Et retenir les jeunes qui, armés, ne comprennent pas qu’on n’aille pas de temps en temps faire un coup de main sur un village? Les ordres sont stricts: un Allemand tué dans un village, c’est 50 otages ou des maisons incendiées. Et pour moi: amener au jour du débarquement un maquis entraîné et prêt à prendre de l’intérieur sa part aux combats de la Libération.

Alors on louvoie un peu entre impératifs contradictoires. On va installer des fusils mitrailleurs sur la route nationale à l’entrée et à la sortie d’Aiguines puis des Salles, et on y fait un défilé militaire le 14 juillet 44 dont parlent encore les habitants et on bloque de la même façon Comps et la route. Les jeunes sont contents, … et les Allemands continuent à savoir que nous existons, … et je n’ai pas trop désobéi aux ordres venant de Londres.

Il y a longtemps que je parle et il me semble que je pourrais parler encore longtemps. Cette vie m’a marqué, comme elle a marqué mes camarades, et une fois lancé, il est difficile de résister à l’évocation des souvenirs. D’ailleurs je ne voudrais pas que vous croyez qu’il ne nous reste que le souvenir des heures difficiles. Certes ce sont les heures graves qui ont marqué le plus profondément, - et nul, s’il ne l’a directement éprouvé, ne peut savoir ce que représente de retrouver le corps criblé de balles du camarade qu’on a quitté plein de vie et d’enthousiasme quelques heures plus tôt.

Mais d’autres souvenirs remontent du fond de la mémoire.
Émouvants, comme celui du défilé du 14 juillet dont je vous ai parlé tout à l’heure. Le maire des Salles, 60 ans, ancien combattant de 14-18 avait mis son écharpe, - et sans honte, pleurait. Je pense que ce sont les plus belles larmes que j’ai jamais vues.

Amusants aussi. Je vous ai parlé des difficultés de ravitaillement et de l’aide des paysans du Haut Var. Nos amis des Salles du Verdon se sont un jour débrouillés pour nous envoyer 2 barriques de vin et du ravitaillement. Moyen de transport: une charrette, un cheval appartenant à l’un d’entre eux, conducteur de cet ensemble un de mes maquisards, appelons le André si vous voulez bien. Le dit André descend un matin aux Salles, prend possession de l’attelage et va se remettre en route. Mais l’hospitalité du Haut Var ne permet pas qu’il reparte sans avoir pris quelques forces, - un pastis après un pastis, un petit coup de rosé après un petit coup de blanc, la bonne chaleur du mois de juillet, … et voilà mon André, à peine sur la route du retour, dans un état d’agréable euphorie. Le cheval heureusement connait son chemin, … ce chemin qui est la toute petite route directe qui des Salles à Aiguines serpente sur les contreforts de Canjuers. Une petite route sur laquelle deux charrettes se croiseraient difficilement, … ce qui explique l’ahurissement d’André, qui se réveillant, voit filer devant lui, dans la même direction que lui un gros camion à gazogène, chargé de charbon de bois et tenant toute la largeur de la route. Comment le camion l’avait-il dépassé? Les bons copains ont pensé que son sommeil avait été assez profond pour que le chauffeur soit descendu de son camion, ait garé cheval, charrette et conducteur, l’ait dépassé, se soit à nouveau arrêté et, revenu sur ses pas, ait remis l’attelage sur la route.

Il y a un mois j’ai eu la chance de pouvoir réunir autour de moi pour le 20ème anniversaire de la fin de notre maquis 30 de mes anciens compagnons, et ce sont des souvenirs comme ceux-là, entre autres que nous avons évoqués. Je vous ai dit au début combien par l’âge, la formation, l’origine, tous ces hommes étaient différents. Plusieurs ne s’étaient pas revus depuis des années, et de toutes façons, depuis 20 ans chacun avait suivi son chemin. Que ces chemins aient divergé, c’est assez normal, que ces hommes dans la vie de tous les jours n’aient ni les mêmes préoccupations ni les mêmes opinions, c’est évident, mais je puis vous assurer que l’espace d’une journée, plus rien n’a compté que notre vie d’il y a 20 ans, que seule a existé la pure amitié de ceux qui ont combattu ensemble.

Il y a longtemps que je parle, il me semble, et je vais terminer en vous lisant les dernières lignes de mon journal du maquis. J’ai tenu ce journal presque jour pour jour, … il y a eu évidemment certains jours où cela n’était pas très facile, et j’ai ainsi le reflet fidèle de notre vie de ce moment là. Engagé à la 1ère DFL avec la majorité de mon maquis après les combats de la libération d’Hyères que nous fîmes ensemble, j’ai emporté ce journal dans les Vosges et en Alsace. Voici ce que j’écrivais en octobre 44, il y a 20 ans à quelques jours près, en pleine bataille des Vosges, en pleine guerre:

“La chose qui m’a été la plus extraordinaire en reprenant une existence somme toute normale, c’est de pouvoir marcher “librement dehors”. Ces 6 mois de maquis ont laissé pendant un moment une empreinte profonde et sûrement la grande majorité des gens ne se rendra pas compte de ce qui nous fut le plus dur dans cette vie du maquis. Le froid, le manque de confort, les marches pénibles n’ont rien été à côté de cette impression d’insécurité constante, de sensation de bête traquée.

Et surtout pour le responsable de 70 ou 80 vies qui dépendent entièrement de la manière dont vous prenez les précautions et dont vous décidez les déplacements ou les décrochages. Le danger de la guerre n’est rien en comparaison de cette tension continue et sans répit, - sans le repos que constitue pour le soldat régulier la détente qu’il éprouve de se sentir en sécurité au cantonnement. Et c’est cela par dessus tout qui fut pénible, profondément dur dans notre vie.”

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